Questions sur la tragédie haïtienne

Questions sur la tragédie haïtienne
par Pierre Beaudet - Directeur d'Alternatives
Le Devoir (4 mars 2004)

La majorité des Haïtiens et des personnes qui ont travaillé avec eux célèbrent la fin d'un régime déliquescent, imprévisible et violent, responsable de graves exactions et de constantes violations de droits humains. Mais les conditions dans lesquelles s'est fait ce qu'il faut bien appeler un coup d'État laissent perplexe et inquiet en ce qui a trait à l'avenir du pays.

Qui a «déchouqué» Aristide?

La première question qui se pose concerne le renversement même du président élu Jean-Bertrand Aristide. Aux dernières nouvelles, il aurait été mis dans l'avion, menottes aux mains, par des agents américains. Tout au cours des dernières semaines, les États-Unis et leurs alliés sont restés passifs devant la militarisation en Haïti alors qu'une poignée d'hommes en armes, menés par des personnages douteux, ont «libéré» le nord du pays, et ce, en se livrant à des violences et à des pillages. En deuxième lieu, pourquoi le compromis élaboré par les pays de la région regroupés sous l'égide de la CARICOM n'a-t-il pas été respecté? Certes, l'opposition politique n'a pas accepté ce compromis et a préféré miser sur les groupes armés, mais était-ce suffisant pour que les principaux pays concernés, dont les États-Unis, la France et le Canada, restent passifs? On ne peut que s'interroger sur les conséquences d'un coup mené par de sinistres paramilitaires. On verra à plus long terme si les démons ne sont pas entrés par la porte de derrière alors que le loup partait par la porte de devant.

Qui peut renverser les gouvernements élus?

Les conséquences pourraient être plus graves qu'on ne le pense, y compris dans la région. Après tout, les États-Unis sont capables, sous divers prétextes, de délégitimer bien des gouvernements. Certes, Aristide pratiquait cette terrible gouverne, mais celle-ci avait le désavantage d'irriter les grandes puissances, ce qui n'est pas le cas de tant d'autres gouvernants mal aimés et mal gérés. Les gouvernements de Menem en Argentine, de Fujimori au Pérou et d'autres encore ont mené chacun à leur manière leur pays à la ruine, mais ils étaient nos «amis». On les a laissés en place jusqu'à ce que des mobilisations populaires les mettent dehors. Qui va décider de ce qui est légitime ou pas, et comment? La question est pertinente au moment où les forces d'opposition à Hugo Chávez se remettent à demander le départ du président vénézuélien. Les événements pourraient être un incitatif à des forces qui voudraient militariser cet affrontement.

Quelle reconstruction?

Maintenant que le «démon» est parti, chacun promet une aide généreuse pour la reconstruction du pays. Mais où étaient Washington, Paris et Ottawa lorsque le pays a sombré dans une lente et terrible chute, il y a dix ans? Les mêmes beaux discours n'avaient-ils pas été prononcés au moment du premier gouvernement d'Aristide? Mais la plate réalité est que personne n'a vraiment aidé le peuple haïtien pendant ses années de misère. Dans un document d'une rare lucidité, l'Agence canadienne de développement international (ACDI) avouait récemment avoir raté le coche: «Les donateurs ont été incapables d'engager une relation de coopération avec le gouvernement haïtien menant à une véritable lutte contre la pauvreté. Les causes sont nombreuses et ne trouvent pas leur source uniquement du côté haïtien. La cohérence et la cohésion de la coopération internationale ont souvent laissé à désirer et la tendance à la substitution et à l'utilisation de la conditionnalité s'est avérée une stratégie peu efficace.» En clair, on a laissé sombrer dans l'oubli. Tous les prétextes ont été utilisés pour couper l'aide internationale, y compris de vraies raisons, compte tenu de la nature déliquescente du régime. Les donateurs ont fait preuve d'une analyse très partielle des causes complexes de la réalité, notamment la dégradation économique, sociale et environnementale dont le gouvernement Aristide a hérité, elle-même le résultat d'années de complaisance de la part des principales puissances impliquées, notamment les États-Unis et la France, envers la terrible dictature qui a perduré à l'ombre du papa et du fils Duvalier. Lorsque Aristide est arrivé au pouvoir, on a pensé qu'un quick fox était possible, ce qui aurait permis, du point de vue américain, d'éliminer la menace d'un exode massif (les boat people haïtiens) sans penser à ce qu'il fallait faire pour véritablement reconstruire le pays. En bout de course, c'est le peuple qui a payé. Et aujourd'hui, on voudrait qu'on oublie tout cela et qu'on dise: bravo, on va le sauver!

Quelle démocratie?

Le peuple a eu plus que son lot de misères, d'exactions et de violences. Le 200e anniversaire de la lutte des esclaves africains qui avaient imposé la première république de l'hémisphère devrait cependant faire réfléchir ceux qui pensent qu'il s'agit d'un peuple de perdants qui ne peut mieux espérer qu'une recolonisation douce sous le couvert de l'«ingérence humanitaire». Au cours des dernières années, les Haïtiens ont empêché le retour des duvaliéristes (qui avaient renversé Aristide dans l'indifférence quasi générale des grandes capitales). Par après, ils ont résisté aux dérives d'Aristide. Il serait surprenant qu'ils se laissent mener par une bande de voyous armés. L'opposition politique qui s'apprête à prendre le pouvoir doit savoir que la démocratie et la véritable participation des citoyens pourront ramener la paix dans la perle des Antilles.

[Original link: http://www.ledevoir.com/non-classe/48935/questions-sur-la-tragedie-haitienne]