Militarisation de la paix en Haïti
par François L’Écuyer
Le Journal d'Alternatives (29 juin 2005)
Le 23 juin, le Conseil de sécurité des Nations unies adoptait à l’unanimité la résolution 1608 ajoutant plus de 1 000 hommes aux effectifs de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH), déjà forte de 7 400 soldats et policiers internationaux. Certes, l’intensification de la violence ces dernières semaines à Port-au-Prince ont amené plusieurs figures de la scène haïtienne à demander publiquement un renforcement de la MINUSTAH. Mais devant l’échec lamentable de celle-ci, une question demeure : la solution militaire est-elle appropriée pour Haïti ?
Port-au-Prince - Pas un jour ne passe sans nous rappeler le climat de terreur qui règne à Port-au-Prince : des quartiers en terrasse qui surplombent la capitale, on aperçoit les colonnes de fumée de commerces en feu. La radio nous apprend le nombre d’enlèvements de la journée. Sirènes et coups de feu rythment l’heure de pointe de fin de journée.
La présence de 7 400 membres de l’opération internationale de maintien de la paix ne semble pas avoir été en mesure de contenir la violence. Pire, elle pourrait avoir attisé les tensions. Ou encore, comme le bruit court à Port-au-Prince, l’avoir tolérée discrètement.
En septembre 2004, les Chimères, gangs fidèles au président Aristide et armés par lui, ont lancé l’opération Bagdad. L’objectif avoué est de déstabiliser le pays, chasser les forces occupantes et rendre impossible la tenue de nouvelles élections, prévues pour l’automne 2005. Et ce, tant et aussi longtemps que Jean-Bertrand Aristide, seul président légitimement élu à leurs yeux, sera tenu à l’écart du pays. On aurait tort toutefois de croire à un grand front armé uni contre l’occupant international. Déjà, les rivalités entre bandes des Chimères ponctuent la vie de quartiers populaires comme Bel-Air et Cité-Soleil. La recherche de gains faciles semble compter plus que la fidélité au président déchu : kidnapping, racket, trafic d’armes et de drogue, le tout devient très lucratif. Des populations entières sont prises en otage : aujourd’hui, pour quitter Cité-Soleil chaque matin, les commerçantes doivent payer un droit de passage au gang du quartier, et repayer la « douane » au retour.
Certes, la violence actuelle sert bien Aristide en exil, qui ne cesse de se montrer en victime d’un grand complot colonialiste. Mais, cause politique ou pas, plusieurs secteurs profitent largement du chaos instauré : les cartels colombiens, qui utilisent Haïti comme plaque tournant pour la cocaïne en route vers Miami ; une partie du secteur privé, carburant aux profits d’une vie rendue excessivement chère à Port-au-Prince ; et, surtout, les petits criminels impliqués dans l’industrie du rapt. En moyenne, environ dix personnes par jour sont kidnappées dans la capitale, touchant toutes les couches sociales : certaines ont été libérées pour aussi peu que quatre dollars...
La MINUSTAH complice ?
Il est ainsi surprenant de découvrir que pour certains éléments militaires et civils de la force de maintien de la paix des Nations unies, des criminels notoires pour la population haïtienne sont plutôt perçus comme de réels agents communautaires. Lors de discussions internes à la Minustah, on identifie régulièrement Samba Boukman et Ronald Fareau comme des « leaders communautaires » qui demeurent hors de toute activité criminelle. À Fort National, utilisé comme base militaire à Bel-Air pour le bataillon brésilien, ces « leaders politiques locaux » sont régulièrement consultés par représentants civils et militaires de la MINUSTAH. « Ces individus sont pourtant largement connus pour leurs activités criminelles, notamment pour leur utilisation systématique d’enfants-soldats à Bel-Air », nous confiait un prêtre catholique de ce quartier.
« Les militaires ne devraient pas faire de la politique », si l’on en croit certaines sources dans l’administration de la MINUSTAH, et les nombreux cris d’indignation de la population. « Plusieurs colonels brésiliens sont de connivence avec les Fareau, Boukman et Ronald St-Jean. » Comme s’il s’agissait en fait d’un chapitre inédit de la lutte des classes et que ces responsables d’organisations politiques, tour à tour instrumentalisés par ou instrumentalisant les bandes armés, étaient à protéger d’un complot de la grande bourgeoisie visant à les anéantir.
Pour Gotson Pierre, journaliste au média alternatif AlterPresse, ces informations sont peu surprenantes. « À Port-au-Prince, des représentants de plusieurs secteurs déclarent percevoir que la MINUSTAH fait le jeu des partisans de l’ancien régime Lavalas [de l’ex-président Aristide]. »
En février 2005, les manifestations des partisans armés d’Aristide se déroulaient sous la haute protection des forces onusiennes, qui avaient pris soin de tenir la police à l’écart. Le ministre de la justice d’alors, Bernard Gousse, avait même soutenu que parmi les manifestants, il y avait des « évadés de prison ».
Armes, drogue et sexe
On raconte de plus en plus que des militaires, parmi les bataillons népalais, brésiliens, péruviens et jordaniens, s’approvisionnent en drogue auprès des gangs armés en échange de matériel militaire. Le trafic de femmes serait aussi utilisé par les gangs pour obtenir de l’armement. Questionné début juin lors d’une réunion avec la Chambre de commerce de Port-au-Prince, le général brésilien Heleno, commandant en chef de la MINUSTAH, affirmait que ces rumeurs étaient sans fondement. « Pouvez-vous m’indiquer comment ai-je pu obtenir ceci ? », lança alors un homme d’affaires haïtien, en déposant sur la table une caisse de munitions obtenue illégalement auprès de la force de maintien de la paix.
L’opération Bagdad a mené à la militarisation de plusieurs secteurs de la société haïtienne. Plusieurs commerçants de Port-au-Prince, craignant pour leurs marchandises et leurs immeubles, n’ont pas hésité à mettre sur pied leurs propres gangs armés. C’est le cas d’André Apaid, homme d’affaires connu pour son engagement au sein du Groupe des 184 - une large coalition d’entreprises, de partis d’opposition et de groupes de la société civile qui ont milité pour la démission d’Aristide. Afin de protéger ses intérêts commerciaux au centre-ville, Apaid n’a pas hésité à recourir à Labanyè, chef de gang hostile à Dread Wilmè, un fidèle d’Aristide qui contrôle Cité-Soleil. La banlieue de Pétion-Ville, qui abrite de nombreux hommes d’affaires, voit le nombre de ses miliciens augmenter de jour en jour.
Dans un tel contexte, on comprend les appels répétés à un renforcement du mandat de la MINUSTAH. Mais en envoyant 800 soldats et seulement 200 policiers supplémentaires, les Nations unies persistent à croire que le militaire doit primer. Et ce, malgré les appels répétés des mouvements populaires haïtiens, qui préconisent largement un renforcement des forces policières plutôt que militaires. À la suite de la résolution 1 608, le nombre de policiers passera à 1 820, alors que les effectifs militaires atteindront 6 600.
« Nous sommes devant un problème de criminalité galopante, pas devant une insurrection armée, nous rappelle une militante des droits des femmes qui préfère garder l’anonymat. La Police nationale haïtienne doit être épurée de ses mauvais éléments, être renforcée et appuyée dans ses opérations. Comment voulez-vous qu’ils puissent faire leur boulot, alors que les Américains leur ont imposé un embargo sur les armes depuis 1994 ? »
Pendant ce temps, mitrailleuses et autres Galil ne cessent de gagner la rive de Cité-Soleil. Et ce, malgré le fait que la marine américaine soit chargée, depuis le retour d’Aristide en 1994, de surveiller les côtes haïtiennes...
[Original link: http://journal.alternatives.ca/fra/journal-alternatives/publications/archives/2005/volume-11-no-10/article/militarisation-de-la-paix-en-haiti]